Je constate depuis un certain temps, dans les milieux professionnelles, un effet de mode où il est devenu très important de travailler sur les émotions des enfants. Personnellement, j’ai encore de la peine avec certains points…
Une mine d’or
C’est vraiment un marché en plein essor.
Que ce soient des petits monstres, ou des petits animaux, aujourd’hui tous les moyens sont bons pour en parler.
Les adultes ont décidé ce serait plus simple si les enfants pouvaient nommer ce qu’ils ressentent et proposent plein d’outils pour cela.
Parler des émotions est aussi vendeur : les monstres de « La couleur des émotions » sont vendus presque 30.- francs chacun à la FNAC et le kit Kimochis à plus de 600 francs ; le film Vice-Versa a même remporté un Oscar.
Là où les parents et professionnels avaient un besoin, le marché a trouvé comment faire de l’argent.
En tant que professionnelle, je pense que c’est de mon droit et surtout de mon devoir d’avoir un regard critique lorsqu’on me propose un nouveau outils de travail.
Sur le terrain
À nous, les professionnels de l’enfance, on nous dit qu’il faut nommer les émotions de l’enfant, pour mieux les accompagner. Par exemple, dire « je vois que tu es triste ; je vois que tu es en colère ; je vois que tu es content »… mais moi je n’arrive pas à faire ça. Je ne vois rien du tout ! Je peux voir que l’enfant pleure, mais je ne sais pas pourquoi. Je peux voir que l’enfant tape, qu’il crie, qu’il boude ou qu’il s’isole, mais je ne peux pas savoir pourquoi.
On ne peut pas être sûr de pourquoi un enfant pleure. Lui seul peut nous le dire et ce n’est pas à nous de nommer qu’il s’agit de la tristesse.
Le problème c’est que l’adulte ne peux qu’interpréter les émotions de l’enfant.
Qu’est-ce qu’on en sait, au final ? De quel droit on peut dire : « Je vois que tu es triste. » ? Est-ce qu’on se permettrait de parler ainsi à un adulte ?
J’ai bien peur qu’en mettant des mots dans la bouche des enfants, qu’on ne soit pas aidants et qu’on finisse par créer de la confusion.
Je me fais aussi souci par cette tendance qu’on a de tout mettre du coté de l’enfant, comme si ET le problème ET la solution étaient la. Sauf que des fois, les réponses sont ailleurs.
Un exemple flagrant c’est justement l’origine des peluches américaines. Pendant la présentation de la formation Kimochis l’intervenante nous a expliqué que le concept a été créé à la suite des fusillades aux États-Unis dans les écoles. Peut-être que les Américains devraient plutôt se poser des questions à propos de leurs lois sur l’armement et l’accès que les ados ont aux armes à feu…
Exemples concrets:
L’enfant qui ne savait pas jouer
Nous avions un enfant dans le groupe qui avait beaucoup de peine a passer une journée en garderie. Il tournait en rond en réclamant des jeux et des activités aux EDE, sans jamais s’y investir, une fois qu’on avait accédé à sa demande. Il était constamment frustré, à se plaindre et avait des grosses crises de pleurs inconsolables, où il disait qu’il voulait rentrer.
Coté socialisation, il n’arrivait pas à jouer avec les autres, non plus, chaque essai finissait en bagarre, il s’énervait contre l’autre enfant à la moindre contrariété.
Il refusait aussi très souvent d’aller jouer dehors, en préférant rester à l’intérieur.
En discussion d’équipe, la première piste à explorer c’était… devinez! Bien sur, les émotions! Vous avons pris du temps avec lui, des livres, tout ce qu’on avait à disposition. Mais, malheureusement, cela n’a pas été concluant et la situation n’a pas changé.
Du coup, nous avons essayé de voir plus clair, en proposant un entretien avec les parents. A la fin, nous avons compris que les parents ne sortaient quasi jamais avec l’enfant pour jouer dehors, et qu’il passait ses journées devant des écrans et qu’il était devenu accro.
Du coup, sans les stimulations électroniques, il ne savait plus quoi faire, ne savait pas jouer et s’ennuyait horriblement.
Nous avons fait un travail avec la famille pour essayer de les rendre attentifs à l’importance du mouvement et aux dangers d’une sur-exposition aux écrans.
De notre coté nous avons commencé à chercher des astuces pour le motiver à bouger et jouer dehors, à l’accompagner lors des jeux avec les autres pour lui donner des outils pour rentrer en relation avec l’autre et à faire des jeux avec pour lui apprendre à jouer. Cette fois le travail a porté ses fruits et aujourd’hui il a des amis et passe des journées agréables.
Je t’aime, moi non plus
J’avais aussi dans mon groupe un trio qui fonctionnait à la base de “Je t’aime, moi non plus”: inséparables, mais tout le temps en conflit. Les conflits dégénéraient souvent, avec des coups et morsures. Ils se hurlaient dessus ” je ne suis plus ton copain!” pour rejouer ensemble deux minutes plus tard et rebelote.
C’était difficile pour tout le monde, y compris les parents.
Encore une fois, le premier réflexe de l’équipe? Vous avez deviné: travail sur les émotions!
Encore une fois, pas concluant, pas de changement.
Il a fallut repenser et trouver d’autres idées. Nous avons essayé de les séparer, de faire des invitations dans les autres groupes, etc… mais cela n’a pas marché non plus.
Puis, on a décidé que plutôt que de les séparer ou de les apprendre à dire qu’ils étaient en colère ou tristes ou frustrés, qu’il faudrait plutôt les apprendre à jouer ensemble sereinement. On a commencé à accompagner leurs moments de jeu, médier les conflits de près, en les aidant à verbaliser leur désaccord, à expliquer pourquoi ils s’étaient fâchés, à trouver des compromis, à faire “chacun son tour” à gérer l’envie de gagner et d’être le premier, la compétition et toutes les autres choses qui posaient problème.
On est encore en plein dedans, mais je vois déjà les fruits. Ils se fâchent encore souvent, mais depuis quelques mois, il arrivent à gérer les conflits sans agression physique et sans intervention de l’adulte. On est sur la bonne voie.
Mais pourquoi le faire?
Apparemment, le but est d’aider l’enfant à maîtriser les émotions négatives, genre colère ou tristesse. On va rarement prendre du temps pour parler des émotions positives. Par exemple, il y a des divers livres pour parler de la peur, de la colère ou de la tristesse, mais très peu qui parlent de la joie, de la fierté ou de la paix.
Donc le travail commence déjà biaisé, vu que le but est clairement de mieux gérer les comportements difficiles.
Pour ce genre de comportements, le plus simple est de les observer pour essayer de comprendre ce qu’ils sont vraiment. Ça pourrait être du stress, de la fatigue, une opposition ou autre chose encore…
Quoi faire d’autre, alors?
Depuis que j’ai commencé à faire les Ateliers Filliozat, ma vision a pas mal changé. Cela m’a permis d’ouvrir mon esprit à d’autres pistes qui peuvent aider à comprendre les réactions des enfants. D’ailleurs, dans sa dernière conférence à laquelle j’ai assisté ( oui, elle est venue en Suisse!), elle parle notamment des enjeux que la modernité nous impose, et que nos modèles éducatifs doivent s’adapter et surtout qu’on doit voir au-delà de l’aspect éducatif.
J’aime beaucoup justement une de ses vidéos, où elle explique que, souvent, on mélange émotion/stress/émotion parasite, je vous l’invite à la regarder ici.
Il n’y a pas de recette miracle pour aider les enfants à stopper un comportement inadapté.
Il faudrait déjà qu’on arrive, nous, en tant qu’adulte à identifier nos propres émotions. C’est bien prétentieux de vouloir identifier et connaître les émotions de quelqu’un d’autre, en l’occurrence des enfants.
J’ai bien peur qu’avec cette nouvelle mode, qu’on commence à faire des mélanges et des raccourcis qui n’ont pas lieu d’être et qu’on s’aventure dans un terrain dangereux. Faut pas oublier que nous n’avons pas assez du recul pour pouvoir évaluer les résultats de ce genre de travail.
Nous avons beaucoup de peine à identifier notre propre ressenti. Vouloir, avec toute notre maladresse, le faire à des enfants ce n’est pas utile et ce n’est pas bienveillant. Finalement, ça reste de l’interprétation d’adulte.
Je ne suis pas contre travailler sur les émotions, bien sur, je pense même qui c’est important. C’est juste la forme et la façon qui doivent être murement réfléchies, de préférence en équipe. Je pense aussi qu’il faut toujours commencer par observer l’enfant pour essayer d’identifier, pour chaque problématique, une piste des causes/solutions et trouver des solutions individuelles plutôt que d’appliquer des programmes tout faits au groupe entier.
Mais ça ne peut pas faire du mal, ou bien?
Non, ça ne peut pas “faire de mal” mais si le travail n’est pas adapté cela peut donner des fausses idées aux enfants, comme par exemple, qu’il y a des émotions qui sont moins bien que les autres.
J’ai été très choquée à la lecture du “Livre en colère” où on la traite comme étant mauvaise, un caprice, on se moque de celui qui en ressens et qui lui refuse de l’amour tant qu’elle n’est pas passée.
Je l’ai banni de la bibliothèque!
ça me choque, vraiment
La colère a un pouvoir réparateur. Elle permet de s’affirmer, de réparer une injustice, de prendre de l’assurance. La tristesse est aussi très naturelle… c’est elle qui nous montre qui nous sommes humains et qui ressentons de l’attachement.
Pour résumer, parler des émotions, oui. Parler mal de certaines, non. Nommer ce qu’on a vu, oui. Dire ce qu’on pense par le biais de notre interprétation d’adulte, mieux éviter…
Conseil de lecture
Mathieu et le Docteur aborde la thématique des enfants qui ne peuvent pas s’empêcher de faire mal aux autres, au point de devoir aller voir un Docteur. Un livre indispensable dans votre collection.
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